Filles de Rouille de Gwendolyn Kiste

  • Titre : Filles de Rouille
  • Autrice : Gwendolyn Kiste
  • Éditeur : Éditions du Chat noir
  • Catégories : conte social, fantastique, horreur

Filles de Rouille intrigue par son titre et ensorcèle par sa couverture réalisée par Marcela Bolivar. L’illustration m’évoque un bûcher. Les fumées du haut fourneau et la ferraille consument les deux filles qui s’enlacent, car elles se comprennent mutuellement et se réconfortent face à l’expérience qu’elles vivent jusqu’au plus profond de leurs os. La couverture symbolise la destruction de l’avenir des jeunes filles des quartiers industriels que les pères et les mères étouffent dans un rôle.

La tour de l’usine métallurgique domine les rues de Cleveland où se déroule le récit. Ce roi expulsant les émanations toxiques sur ses larbins est sur le déclin. L’histoire du roman s’ouvre en 2008* sur le retour de Phoebe dans sa ville natale après vingt-huit ans pour aider sa mère à vider la maison de son enfance, car celle-ci va être démolie par une entreprise. Portant le poids du drame qui s’est joué l’été de son diplôme, elle rencontre Quinn, une fille sans futur, qui fait resurgir des souvenirs douloureux.

1980. Une vie nouvelle s’offrait à Phoebe qui allait enfin pouvoir étudier la biologie à l’université et, par-dessus tout, quitter ce maudit quartier qu’elle déteste. Elle espérait en profiter avec sa cousine et meilleure amie, Jacqueline, jusqu’à l’apparition d’une étrange maladie qui détériore les corps de Lisa, Helena, Violet, Dawn et la seule âme avec qui elle partage tout : Jacqueline.

Filles de Rouille est classé successivement sur la quatrième de couverture par la ME en Horreur, Mutation et Conte social. Personnellement, j’aurais inversé ces genres, car la partie horrifique (au-delà du fait que je sois insensible ou psychopathe, je vous laisse choisir) m’a paru quasiment sous-jacente. Certains épisodes de terreur, comme la vision de la chair découvrant les os rouillés et la maison hantée, apparaissent bien, mais leur fréquence reste faible. De plus, la narration se place du point de vue de Phoebe qui veut aider les filles, contre les hommes du gouvernement, les voyeurs malsains et les autochtones. Du coup, « ce qui fait peur » découle plutôt des comportements des habitants vis-à-vis des malades, ce qui relève plus d’un aspect social pour moi, au vu de la portée féministe du roman.

La métamorphose s’inscrit dans le body horror. Toutefois, les transformations ne m’ont nullement dégoutée ou effrayée (et là, je suis sûre que votre avis va pencher vers l’option psychopathe). Au contraire, les descriptions me donnaient l’impression d’être devant des œuvres belles et surtout symboliques qui renient l’étiquette de monstre. Cette « maladie » qui suinte l’eau croupie, modifie les ongles en verre et les os en métal rouillé, incarne à la fois la déchéance et la liberté.

La déchéance, c’est celle des filles des années 1980, qui ne peuvent exprimer, ni espérer, ni devenir, ni gérer leur vie de par leur statut de femme. Leur entourage les oblige à rester immobiles dans le moule conçu par la société. Destinée à y rouiller, à perdre leur humanité par l’abandon des rêves et de la joie.

Lisa subit les violences de son père alcoolique que personne n’ose ni affronter ni arrêter malgré les soupçons. Violet voulait étudier la photographie dans une école d’art, souhait piétiner par ses parents. Jacqueline jouit peu de liberté, car sa mère possessive surveille ses faits et gestes, en plus de détester Phoebe. Helena est la fille modèle du pasteur du quartier. Enfin, Dawn est la mère enfant. Elle a osé tomber enceinte avant son diplôme, il faut donc la remettre sur le droit chemin en décidant pour elle et son bébé.

Cinq filles, cinq portraits ancrés dans un contexte de crise sociale dû à la fermeture de l’usine. Ces images semblent lointaines, pourtant elles existent encore de nos jours. Leurs destins scellés par l’autorité parentale et le patriarcat qui régissent le rôle des femmes engendrent la déchéance de leurs corps qui reflète la dépression psychologique causée par leur quotidien. Cependant, elles ne se laissent pas abattre, car elles ne sont pas seules à subir la cruauté ordinaire. Elles se comprennent et se soutiennent tandis que les êtres aimants s’en détournent (sauf Phoebe). Grâce à leur différence exprimée par leurs mutations, elles trouvent la force de s’échapper. Où ? On ne sait pas trop, elles disparaissent tout en étant toujours là, notamment dans le cœur de Phoebe. L’unique chose qui est certaine : c’était leur propre choix ! Les Filles de Rouille ont transformé ce qui était perçu de prime abord comme un calvaire, une faiblesse, une horreur, pour se départir de ce monde crevé et malsain.

L’origine de ce mal, l’abnégation de la liberté féminine, Phoebe y échappe depuis des années. Elle est celle que l’on doit éviter de fréquenter. La fille à la mauvaise réputation : elle boit, sort avec des mecs, s’oppose aux bonnes mœurs et surtout, répond aux adultes ! Simple théorie de ma part : la narratrice n’est pas touchée par la maladie, car elle ne s’est jamais laissé enfermer dans un moule sur lequel on taperait des coups de marteau pour lisser les bosses imparfaites. D’ailleurs, elle est la première à vouloir aider, sauver les cinq filles, en commençant par Lisa. Ses tentatives vont empirer l’histoire. 

Cyniquement, la marginale se retrouve figée dans le passé. Il faudra attendre vingt-huit ans, sa rencontre avec Quinn et la fille de Dawn pour atteindre la rédemption. 

Si vous êtes arrivé.es jusqu’à ces lignes vous aurez compris l’intelligence et la richesse que je vois dans ce livre. Je dois vous avouer que ce roman ne m’a pas transporté en dépit de l’ensemble des aspects décrits plus haut. Je m’attendais à recevoir une claque après avoir lu des chroniques et grâce à son manteau féministe. L’alchimie n’a pas opéré.

J’ai trouvé le récit long, je m’attendais au fil des chapitres à connaître une montée en puissance, notamment par la révélation imminente du lourd secret de Phoebe, qui n’a pas eu l’effet escompté. Je ne me suis attachée à aucun personnage. Même pas à la narratrice qui endosse, pourtant dans sa jeunesse, mes caractéristiques préférées. Elle est marginale, déterminée, critique de la société humaine et altruiste jusqu’à un certain point. Sa manière de penser revêt une couleur pessimiste, même dans les épisodes du passé (sans doute parce que c’est la quarantenaire qui raconte l’histoire). Phoebe ne prend pas vraiment les armes (langages) pour défendre la cause féminine et les filles, sauf occasionnellement. J’ai, plutôt, eu l’impression de me retrouver devant une adolescente en pleine crise de rébellion qu’une personne qui se bat pour la liberté des femmes.

Je tiens à préciser que ce n’est pas incohérent. Phoebe vient d’atteindre l’âge adulte et les origines de la maladie, comme le traitement, sont incompréhensibles et insolvables même pour le gouvernement et les experts médicaux. Alors comment une jeune diplômée pourrait-elle combattre cette mutation ? Ce roman a beau être un conte, il s’intègre plus dans la réalité que l’on ne pourrait le penser.

Les cinq filles de rouille manquent de profondeur, de consistance. On n’a pas beaucoup de choses à se mettre sous la dent avant la transformation et on les côtoie peu après. Au fond, cela reste tout aussi logique que les réactions de Phoebe, car elles sont les marionnettes de leurs parents et de la société comme expliqué plus haut : leurs vraies personnalités sont étouffées.

La fin m’a parue un peu trop simple. Certains problèmes qui surgissent dans le présent sont réglés en une prière malgré les inconnues restantes. Cette facilité m’a surprise.

Enfin, la plume de Gwendolyn Kiste fait partie des causes de mon stoïcisme, mon impassibilité à la lecture du roman. Là encore, je m’attendais à autre chose, car j’avais lu l’extrait de Plumes et ciguë publié sur les réseaux sociaux des Éditions du chat noir. Ces quelques mots m’avaient émue, bouleversée. Ainsi, mes espérances s’avéraient trop élevées pour la découverte d’une nouvelle autrice dans ma bibliothèque. Pour en revenir au style de l’écrivaine, celui-ci est simple et reflète la dureté du contexte. Le pinceau du fatalisme et du pessimiste dépeint la réalité de Denton Street où rien ne va jusqu’au mobilier et à la vaisselle, si bien que tout paraît lourd à longueur de paragraphes. Certaines phrases sont magnifiquement tournées, car l’autrice emploie le champ lexical du milieu industriel pour décrire les émotions.

En bref, Filles de Rouille représente une fresque sociale d’un quartier en perdition dont les familles moroses se retrouvent démunies face à une maladie surnaturelle. Par les mutations, cette histoire dénonce les méfaits du patriarcat sur les femmes, issues du milieu ouvrier, qui se découvre une nouvelle force malgré les entraves. Cette œuvre symbolique mérite d’être lue, même si elle ne figure pas parmi mes meilleures lectures du genre.

*Dans le roman, il est noté 2018, ce qui est manifestement une coquille : Phoebe a 18 ans en 1980 et au premier chapitre, elle en a 46. Je vous laisse faire le calcul. 😉